L'étude de l'épidémie de peste de Marseille de 1720 montre que, quelle que soit l'époque, les comportements humains peuvent être délétères.
Face à un virus inconnu, les connaissances médicales ont finalement peu d'impact pour éviter la contagion. Les causes majeures de l'expansion de l'épidémie sont liées à deux phénomènes : la mobilité et le profit.
La peste est une maladie très contagieuse qui peut prendre deux formes, bubonique et pulmonaire; dans ce cas, la contagion se fait par l'expectoration.
Depuis l'Antiquité, des millions de personnes sont mortes au fil de la succession des épidémies. La peste est une zoonose causée par la bactérie Gram-négative Yersinia pestis, découverte en 1894 par Alexandre Yersin. Les réservoirs naturels de la bactérie sont les rongeurs et les puces (Xenopsylla cheopis). Le rôle joué par les rats et les puces explique la propagation des épidémies de peste dans les villes portuaires, la bactérie étant amenée par les navires. La peste n'a jamais été éradiquée. Elle peut s'éteindre pendant de nombreuses années, peut-être des centaines, et resurgir sous forme d'épidémies. Elle reste à l'état endémique.
De nos jours, elle est traitée par antibiothérapie. C'est aussi une maladie sociale, intraitable avec ceux qui vivent dans des conditions précaires, n'ayant pas d'accès aux soins.
La première mention de la peste a été faite par Jules César pendant les guerres gauloises.
Marseille a été la porte d’entrée de la France pour les trois pandémies historiques de peste. Après la mise en place de cordons sanitaires, Marseille n’a plus connu d’épidémie depuis juin 1649. En 1720, à Marseille, se propagea une épidémie de peste qui décima une grande partie de la population. La ville de Marseille était particulièrement exposée à un risque d'épidémie de peste en raison de ses liaisons avec le Proche-Orient où la maladie restait endémique. Bien entendu, en 1720, l'origine bactérienne de l'épidémie était inconnue. Mais, les peurs restaient présentes dans l'inconscient collectif. En outre, on n'était pas totalement ignorant des facteurs de propagation puisque des mesures sanitaires étaient prises dans les villes portuaires avec une organisation précise. Ainsi, à Marseille était prévu un dispositif de protection comportant la mise en quarantaine des passagers et des marchandises des navires [1]. La réglementation a été efficace puisque Marseille n'avait pas connu d'épidémie depuis une soixantaine d'années. Parmi les mesures, un cordon sanitaire était installé avec la délivrance de patentes dans les ports du Levant. Il y avait trois types de patentes selon l'état sanitaire : nette, suspecte ou brute en cas de contamination. De cette appréciation découlait la durée de la quarantaine. À Marseille, un bureau de santé était composé de quatorze intendants, en coordination avec le conseil municipal, un médecin et un chirurgien. Les lieux de quarantaine étaient identifiés. Des "lazarets" ou infirmeries étaient aménagés pour les passagers et les marchandises. Le système de quarantaine de Marseille a duré de 1620 à 1830 [2]. Pour renforcer la sécurité du port, des brevets sanitaires sont rendus obligatoires en 1702. Tout navire arrivant au port doit mouiller sur l’île de Pomègues. Le premier lazaret a été créé en 1526 sur cette île. Le lazaret a été transféré en 1663 à l’ouest pour devenir le lazaret de Saint-Martin d’Arenc. L’efficacité des lazarets est reconnue.
Ce sont des failles dans ce système organisé pour protéger la population qui furent à l'origine de l'épidémie de Marseille en 1720 [3].
Le 25 mai 1720, le Grand-Saint-Antoine rentre à Marseille chargé de tissus de soie et de sacs de cendres pour lester le navire et fabriquer les savons, après un périple au Proche-Orient. La patente est déclarée nette, alors que la peste sévit à Damas. Les escales ont été nombreuses et les marins commencent à mourir. Le navire cherche un port; les Italiens refusent de le recevoir. Et la peste n'est pas identifiée par les médecins comme la cause du décès des marins. Le Capitaine produit la patente nette et après des hésitations, envoie le bateau dans l'archipel du Frioul et permet le débarquement des marchandises. La précieuse cargaison est destinée à la foire de Beaucaire du 22 juillet 1720. Une partie de ces biens appartient à Jean-Baptiste Estelle, échevin de la ville de Marseille.
En juin 1720, l'épidémie de peste se propage dans les vieux quartiers de Marseille. La peste est diagnostiquée par deux médecins Charles et Jean André Peyssonnel, le père et le fils, à partir des symptômes qu'ils sont capables de reconnaître. C'est Charles qui fait le diagnostic, le 9 juillet, sur un enfant malade.
Lui-même est contaminé et meurt de la peste. Dans les ruelles, les maisons sont murées. Les gens aisés partent dans leurs bastides. Fin août, la ville de Marseille est entièrement contaminée. Le Chevalier Roze fait figure de héros. Avec des soldats et des forçats, il dégage l'esplanade de la Tourette de plus de mille cadavres, organise le ravitaillement de la ville et met en place des campements. Contaminé, il survit à la peste. L'épidémie s'étend à la Provence et n'est enrayée qu'en 1722, après une rechute.
Depuis quelques années, des données ostéo-archéologiques donnent un nouvel éclairage sur l’épidémie de peste de 1720 [4]. L’étude des charniers permet de pratiquer des autopsies, d’étudier la pulpe dentaire des cadavres entassés dans les fosses communes et recouverts de chaux, d’utiliser des techniques PCR et des séquençages d’ADN. Ces études anthropologiques donnent un accès à la représentation de la mort et de la maladie. La présence d’aiguilles en bronze plantées au niveau du gros orteil est fréquente, par exemple. L’étude de la pulpe dentaire a retrouvé la souche d’Yersinia originaire, qui serait restée latente pendant des dizaines d’années [5].
Les hommes de l’art n’étaient pas tous si ignorants quant à la contagiosité lors des épidémies. En 1546, Frascator, dans son traité sur les maladies contagieuses, affirme l’existence de petits organismes invisibles capables de se multiplier. En 1659, Athanasius Kircher (1602-1680) écrit que la peste n’est rien d’autre qu’une multitude d’animalcules et de vers flottant dans l’atmosphère. Lors de l’épidémie de peste de 1720, quelques médecins « croient » en la contagion et s’affrontent à une majorité d’incrédules. Le professeur Antoine Deidier de Montpellier est un précurseur en matière de transmission des maladies contagieuses. Dans son discours académique du 22 octobre 1725, il écrit : « La peste de Marseille n’est autre qu’une éruption critique, épidémique et contagieuse de bubons, de parotides, de pustules, de charbons et d’exanthèmes, toujours capable de donner la mort et qui fait principalement parmi la populace, des ravages étonnants » [6]. Il évoque l’influence aggravante des facteurs socio-économiques défavorables sur la propagation de l’épidémie. Il parle de corps épidémique. Il fait aussi des expériences d’inoculation à des animaux et des expériences sur la bile et les cadavres des pestiférés. Ainsi, en 1724, Astruc de Toulouse affirme que la peste est une maladie contagieuse [7].
Il est remarquable de constater que grâce à l’effort unificateur de l’État, l’épidémie resta cantonnée au sud de la France. Un panel de mesures étaient prises, évictions des mendiants, surveillance des portes, personnes et marchandises. Genève, point nodal entre deux marchés, cantons helvétiques et vallée du Rhône, prit des mesures [8].
Il existe de nombreux documents attestant de règlements codifiant les comportements à avoir pour prévenir le retour de l’épidémie ou la contenir. Ainsi, la réglementation en temps de peste est liée à la création d’organismes municipaux destinés à la préservation de l’hygiène publique, la limitation du trafic commercial, la restriction des déplacements. À tel point que même l’après de la contagion est organisé. Même sans connaissance de l'agent pathogène, une population est capable d'organiser des systèmes de protection.
Ce sont toujours les failles du système qui permettent la propagation de l'agent pathogène, négligences, intérêts divers. L'épidémie se développe d'autant qu'il y a de la mobilité, en particulier des relations commerciales. Il arrive que la recherche du profit passe avant la protection de l'homme.
L'épidémie est profondément révélatrice des inégalités sociales.
Même en ayant des connaissances médicales développées, devant un germe inconnu, les comportements restent identiques, la psyché humaine ayant tendance à retarder la prise de conscience par un mécanisme de déni.
Notes:
[1] B. Mafart, J.-L. Perret. Histoire du concept de quarantaine, Med Trop (Mars), 58 (2 Suppl.I) (1998), pp.14-20.
[2] Barbieri, R., et Drancourt, M. (2018). Two thousand years of epidemics in Marseille and the Mediterranean Basin. New microbes and new infections, 26, S4-S9.
[3] Carrière C., Condurié M. et Rebuffat F. Marseille ville morte, la peste de 1720, Jean-Michel Garçon, Marseille, 1988, 352 p.
[4] Signoli M., Chevé D., Boëtsch G., Dutour O., Bull. et Mém. de la Société d’Anthropologie de Paris, n.s.,t.10, 1998, 1-2, p. 99-120.
[5] Drancourt M., Aboucharam G., Signoli M., Dutour O., Raoult D. , 1998. Detection of 400-year-old Yersinia pestis DNA in human dental pulp. An approach to the diagnosis of ancient septicemia, Proceedings of National Academy of Science, vol.95, n°21 : 12637-12640.
[6] Discours académique du 22 octobre 1725 in Sénac, 1744, p. 347.
[7] Astruc J.-B. Dissertation sur la contagion de la peste où l’on prouve que cette maladie est véritablement contagieuse, 1724, Toulouse.
[8] Wenger, Alexandre Charles. Un règlement pour lutter contre la peste : Genève face à la grande peste de Marseille (1720-1723). Gesnerus ; 2003, vol. 60, no. 1-2, p. 62-82.
Mots-clés: Peste de Marseille, Lazaret, Contagion, Données osteo-archélogiques
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