« et s’est
escrit que il
est encore
que toz li
reaumes de
Logres,
la terre as
ogres
ert détruite
par cele lance »
Perceval ou le Conte du Graal [1]
En latin, orcus veut dire « enfer ».
Dans les « Contes de ma mère l’Oye » de Charles Perrault, au XVIIe siècle, le terme « ogre » devient populaire. L’ogre est un homme sauvage qui mange les petits enfants. L’ogre est une brute cruelle et sadique, qui met toute son intelligence au service de ses desseins funestes. Les ogres sont obsédés par la chair fraîche ou la chair à canon. Ils peuvent être décrits comme de bons pères de famille ; ils sont riches et sont pourvus — ou se croient pourvus, de pouvoirs exceptionnels. Ils sont au-dessus du lot et hors la loi. Ils se laissent facilement berner, bien qu’ils se consacrent à leurs profits narcissiques. Ce sont des cannibales qui ne pensent qu’à s’engraisser, au détriment des autres, y compris leurs frères et leurs enfants. La pulsion de dévoration peut être une image inversée terrifiante du père dévorant et renvoie au néant du ventre maternel vidé de cette chose indigne qu’est l’enfant bâtard.
« Jim le géant fait peur aux gens
Il est plus fort qu’un éléphant,
Il pèse au moins deux tonnes et demie
Et tremble à la vue d’une souris. » [2]
Dans la mythologie grecque, Cronos dévore ses propres enfants. Cronos est représenté comme un vieillard engloutissant des enfants. C’est le fils d’Ouranos (le Ciel et la vie) et de Gaïa, la Terre. Il est le plus jeune de leurs douze enfants. Il est le Roi des Titans, divinités géantes, frères des Cyclopes et des géants qui ont précédé les dieux de l’Olympe. Cronos déteste son père ; il le castre avec une serpe. Il devient le Roi des Immortels. Il a des enfants avec sa sœur Rhéa, dans une apothéose incestueuse. Il a tellement peur qu’il lui arrive la même chose qu’à son père qu’il enferme ses frères et sœurs dans le Tartare et il avale ses propres enfants. Zeus est le dernier fils de Cronos et Rhéa. Celle-ci le protège en le cachant dans une grotte et présente au père une pierre qu’il avale bêtement, dans sa pulsion d’ogre. Zeus grandit, allaité par la chèvre Amalthée et nourri de miel par les abeilles. Puis, dans une longue guerre, père et fils s’affrontent. Hestia, Déméter, Héra, Hadès sont recrachés par l’ogre. Les pulsions sont brutes et dans une magnifique répétition, Cronos est castré par son fils Zeus. Il est jeté au Tartare, lieu où les grands criminels subissent leurs punitions. Au temps de Cronos, les hommes apparaissent sur terre. Ils vivent un âge d’or. Ce temps qui suit la création de l’humanité est le temps de l’innocence, de la justice et du bonheur. C’est un éternel printemps. Mais Cronos est précipité au Tartare après ses fautes, castration du père, inceste, dévoration des enfants. Quand Zeus devient le maître du monde, débute l’âge d’argent. Les hommes ne sont plus innocents et préservés, mais immatures et faibles. Cronos est un dieu aux pensées fourbes et à l’esprit retors. Il utilise la faucille qui a séparé le ciel et la terre, au début de l’histoire de l’humanité, pour castrer le père. Alors que les hommes vivent l’âge d’or, les dieux se déchirent, poussés par leurs pulsions archaïques. On trouve des résurgences de ces violences dans les organisations perverses, que ce soit au niveau individuel ou des nations.
« Le Petit Poucet » est un conte de Charles Perrault paru dans « Les Contes de ma mère l’Oye », en 1697. C’est l’histoire du dernier enfant d’une famille de bûcherons résignés à perdre leurs enfants dans la forêt, en raison de leur pauvreté. Le Petit Poucet est très malin et essaie de sauver sa fratrie en semant des miettes de pain et des cailloux pour retrouver le chemin jusqu’à la maison. Lorsque les enfants sont perdus, ils rencontrent un ogre père de sept filles. Grâce à un subterfuge du Petit Poucet, l’ogre confond les garçons avec ses filles et dévore celles-ci. L’ogre a tout perdu, d’autant que le Petit Poucet lui dérobe ses richesses et ses bottes de sept lieues, c’est-à-dire sa puissance.
La moralité de Perrault :
« On ne s’afflige point d’avoir beaucoup d’enfants,
Quand ils sont tous beaux, bien faits et bien grands,
Et d’un extérieur qui brille ;
Mais si l’un d’eux est faible ou ne dit mot,
On le méprise, on le raille, on le pille ;
Quelquefois cependant c’est ce petit marmot
Qui fera le bonheur de toute la famille. »
Alors, un Petit Poucet peut-il devenir un ogre ? Un ogre par procuration. Le conte porte sur les capacités de ruse et de dissimulation. Comment un enfant devient-il un ogre ? L’histoire du Petit Poucet exalte la victoire de l’enfant méprisé et abandonné, dernier fils, qui triomphe de l’ogre en devenant un ogre.
2022
« Il y a longtemps que l’Âge d’Or est fini. Les hommes sont castrés, ce qui leur permet grâce à la triangulation œdipienne de faire de l’inceste un tabou. Pourtant, je sens perpétuellement en moi un sentiment de rage et de haine. Je le dis et je le redis : « La Vérité a été noyée dans un océan de mythes. » Je veux savoir à qui le crime profite. Ils vont piller mes richesses. Les autres sont des fruits empoisonnés. Ma misère, ils s’en foutent. Ils ne veulent pas de moi. Je vais leur montrer.
J’ai remplacé les haillons et les guenilles par des costumes coupés par les meilleurs tailleurs anglais ; j’ai les plus belles chaussures, les montres les plus chères. Je suis un parfait gentleman, coquet, la raie impeccable. Il est loin le va-nu-pieds. Moi-même, je l’ai oublié. Il n’y a que cette rancœur bileuse qui me remonte de temps en temps et me crée une crispation au visage. Les montres, on me les offre, en hommage. Je vis avec des couvertures, moi qui ai eu si froid et le cœur glacé. La couverture du mariage, une femme et des filles, comme tout le monde, des costumes, des photographies dans les magazines dont je fais les couvertures. J’aime bien qu’on voit mon torse, être demi-nu. J’ai l’impression d’être un animal sauvage, comme ceux que je tue. Je respire l’haleine de mes proies mortes.
Comment je suis arrivé là ? On ne m’a pas vu venir, tellement je suis insignifiant. Je suis issu de la cuisse d’une femme. Je suis un bâtard. Ma mère m’a gardé quelque temps, puis m’a vendu. J’ai été abandonné, déplacé, inclus dans un roman familial falsifié. J’étais seul, si seul, démuni. Le moment où j’étais bien, quand je crucifiais des souris, quand je jetais des chatons contre les murs. Je suis un orphelin, un sans famille. Rendez-moi ma mère, enlevez-moi mes bottes de sept lieues. Je dois lutter en permanence contre ce morcellement intérieur. Je dois réunir les morceaux. Je dois rassembler la mère-patrie, reprendre les terres pillées et les champs qu’ils ont mis en ruines, pour que notre prospérité soit une menace pour tous. Je me suis construit un mythe. Je me confonds avec l’histoire de mon pays, humilié, dépecé. Ma Mission est de le défendre, pour me sauver, moi. Comment j’ai fait ? Je ne l’ai même pas fait exprès. J’étais là, c’est tout. Je vis dans les Enfers. Ce que je montre est mort. Tout est faux car « La Vérité a été noyée dans un océan de mythes. » J’étais là, c’est tout. Ce sont les autres qui m’ont tout donné. Pas difficile. Il suffit d’observer et de voir les failles. Ils sont tous corruptibles. J’ai traîné avec les mauvais garçons. Le système a soutenu mon inertie et ma prédation. Il n’y a qu’à appliquer. Je ne me salis plus les mains depuis longtemps. Un regard suffit et il comprend ce qu’il doit faire. Je corromps tout ce que je touche. Je suis un homme dangereux. Ils n’ont pas compris. Ils ne se sont pas méfiés de ce petit garçon, abandonné, sadique, rempli de haine et de mépris de soi. Cependant, moi aussi, j’ai un revers de médaille. Je ne peux pas avoir de famille visible. Je cache ma descendance. Je suis un bâtard, rappelez-vous. Je hais les femmes et les hommes. Je manipule avec l’argent et le sexe. Je m’approprie tout. Je puise dans la caisse. Mais, je ne possède rien. Je suis arrivé où je suis, uniquement en manipulant les hommes. C’est ma qualité et ma survie. Ma vie n’est faite que de ça. J’adore être craint et humilier les gens. Je sais que personne ne m’aimera jamais. La femme n’existe pas et pourtant je fais un discours sur la parentalité, parent 1 et parent 2, comme s’il existait des parents ! Des parents, une utopie pour moi. Ainsi, je crée le mythe de mon propre enfantement. Je me suis construit mon mythe, le mythe de mon pays, le mythe de l’histoire. Je ne supporte pas qu’on ait désossé ma famille, qu’on ait désossé mon pays. J’ai été là au bon moment. Je corromps, mais je sauve. Je crée un monde d’opérette. Dans ce monde, il n’y a que moi, des hommes et des armes. Quand j’ai été placé au pouvoir, et je n’ai rien fait pour cela, je devais être une marionnette. Mes parents adoptifs ont disparu à cette époque. J’étais enfin libre de créer mon monde. Je me suis enrichi. Je suis l’homme le plus riche du monde. Mais je ne possède rien. J’ai confié tout mon or à des bandits et pourtant je ne suis pas naïf. Je suis ce que je suis. Je suis un bâtard et tous les autres sont des traîtres. Dans mon monde, la seule chose que je peux faire, c’est la guerre. Je la crée de toutes pièces, je suis à mon aise. Tout est faux et fabriqué. Je ne m’allie qu’à des bandits et aux plus féroces. Et c’est ni vu, ni connu. Je ne connais pas un seul homme intègre. Ma puissance est absolue et je ne peux plus m’en passer.
« Le piège de la haine, c’est qu’elle nous enlace trop étroitement à l’adversaire. Voilà l’obscénité de la guerre : l’intimité du sang mutuellement versé, la proximité lascive de deux soldats qui, les yeux dans les yeux, se transpercent réciproquement. » Milan Kundera [3]
Je mets ça en scène et je vis la jouissance par procuration, car évidemment, je ne vais jamais au combat. J’ai peur de la mort. Voilà pourquoi je fais la guerre. Lorsqu’on m’a mis au pouvoir, on a libéré mes pulsions de mort. J’avais enfin le champ libre pour jouir. Quelle jouissance de mettre au combat tous ces jeunes hommes ! Je jouis de les condamner à mort. Comme un ogre, je dévore les enfants, les frères et je les fais s’entretuer. Je ne mets jamais un pied sur le terrain. J’écoute, je regarde, je jouis de ces corps enlacés. Miam. La jouissance est double. J’élimine tous les jeunes rivaux, jusqu’au dernier et cela m’excite. J’ai trouvé mon Graal. Personne n’a compris à quel point je suis déviant. Je vous le dis, il est nécessaire de m’arrêter. L’autre monde m’est odieux, celui de l’Âge d’Or, celui de la création, de l’amour, de la miséricorde, de la création. Je jouis de vous faire assister, impuissants, à l’interminable viol, « Ma jolie, tu dois supporter. »
Que pensez-vous de moi ? »
Signé Le Petit P.
Pourquoi les individus subissent la prédation, l’emprise, le sadisme ? Dmitri Gloukhovski répond que « Les Russes se sentent comme du gibier face à un État prédateur invincible. »
Il écrit :
« La coexistence entre l’État et l’individu est comparable à celle d’un prédateur invincible et de petits animaux tentant de se cacher derrière lui. Il ne faut pas attirer son attention, ne pas croiser son chemin. Ne l’irriter en aucun cas. C’est la condition pour mener une existence paisible. Jusque, par malheur, ce prédateur vous écrase et vous dévore. » [4]
Les personnes qui ont subi des viols se comparent à l’animal pris dans les phares d’une voiture, consciemment aveuglées par l’ogre.
Notes:
[1] Chrétien de Troyes, Perceval ou le Conte du Graal, XVIIe siècle.
[2] Le Grand Livre de La Mère l’Oie, 1988, Sélection Pierre Castor. Flammarion.
[3] Milan Kundera, 1991, L’immortalité. Gallimard.
[4] Dmitri Gloukhovski, « Les Russes se sentent comme du gibier face à un État prédateur invincible. » Le Monde, 9-10 octobre 2022.
L’auteure du texte précise qu’elle n’aurait jamais compris le système de prédation si elle n’avait pas été contrainte de côtoyer un Petit Poucet, appelé Momo, qui a volé, a mis le feu aux maisons. Enfant bâtard, il a été recueilli, a usurpé les identités, a pris en main la boutique, savait tout et voyait tout. Après avoir été enfin chassé, il a vécu quelques années avant d’être poignardé par un homme à l’âge de 52 ans.
Mots-clés: orgre, prédation
Comentários